Le Monde – En Tunisie, le scrutin présidentiel du 6 octobre constitue un test majeur pour l’armée

Kamel Jendoubi, ancien ministre tunisien des droits de l’homme

Dans une tribune au « Monde », Kamel Jendoubi, ancien ministre tunisien des droits de l’homme, estime que l’élection présidentielle sera l’occasion, pour les militaires, de choisir entre soutenir la dérive autoritaire du pouvoir ou préserver le pluralisme.

Le Monde – Kamel Jendoubi

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Loin des feux de l’actualité, la Tunisie s’enlise dans une dérive autoritaire qui ne cesse de s’accentuer pour étouffer tout espoir de changement et de retour à la démocratie. Le scrutin présidentiel prévu le 6 octobre, qui verra le président Kaïs Saïed mettre en jeu son mandat pour la première fois depuis son coup d’Etat constitutionnel du 25 juillet 2021, s’annonce comme une étape de plus dans un processus de restauration autoritaire. Une restauration qui a vu le président commencer par s’octroyer les pleins pouvoirs, puis adopter une nouvelle Constitution hyperprésidentialiste, anéantir les institutions démocratiques et réprimer toutes les voix discordantes : opposants politiques, journalistes indépendants, avocats, juges et activistes de la société civile. Ni plus ni moins qu’un processus de démantèlement systématique des acquis réalisés au lendemain de la révolution de 2011.

Caractérisée par des violations manifestes des règlements électoraux, la préparation de ce scrutin ne fait pas exception. Saisi, le Tribunal administratif devrait être amené à se prononcer sur ces irrégularités… sous réserve qu’il décide d’échapper aux pressions de l’exécutif.

Cette élection constitue un test majeur pour l’armée, institution qui a joué un rôle remarqué depuis 2011, en particulier dans la régulation de la compétition électorale. Pour les Tunisiens qui se rendent aux urnes, faire leur choix sous le regard bienveillant d’une armée républicaine garante du bon déroulement et de la probité du scrutin était devenu un gage de démocratie et de l’acceptation du résultat. Investie d’un rôle nullement limité aux aspects logistiques, l’armée s’est imposée en tant que caution à l’alternance pacifique au pouvoir, qui a fait de la Tunisie un exemple dans la région.

Choix cornélien

Le processus démocratique post-2011 a été l’occasion pour les forces armées de se réconcilier avec la volonté populaire et d’assumer leur mission en accord avec les attentes de la population après des décennies de marginalisation sous Habib Bourguiba. Durant le règne du « Combattant suprême », l’institution militaire a été soigneusement écartée du champ politique et utilisée essentiellement pour réprimer les soulèvements populaires (révolte syndicale de janvier 1978, émeutes du pain de 1984). L’arrivée au pouvoir, en 1987, de Ben Ali, un homme ayant fait ses classes au sein de l’armée, appelé par un Bourguiba en fin de parcours pour mater la contestation islamiste, a fait craindre que la Tunisie ne bascule dans une dictature militaire venue à la rescousse d’un pouvoir à bout de souffle. Mais le « coup d’Etat médical » de 1987 ne débouchera finalement pas sur un régime militaire [la santé de Bourguiga se dégradait]. Préférant s’appuyer sur un parti unique bien implanté et une bureaucratie toute prête à le servir, le général Ben Ali instaurera un système policier, qui finit par être rejeté par une majorité de la population en 2011.

La chute de Ben Ali a placé les forces armées devant un choix cornélien : poursuivre la répression sanglante du soulèvement aux côtés des forces de police ou lâcher le dictateur.

Sortie auréolée des événements tumultueux qui ont jalonné les premiers mois suivant la chute du régime, l’armée s’est retrouvée à jouer en quelque sorte le rôle de caution de la transition démocratique. Parallèlement à ses missions traditionnelles, la Grande Muette est devenue un acteur central dans la tenue des différentes élections. Ce rôle de garant d’une démocratie vivante a été salué par la communauté internationale et a valu à l’institution militaire, en 2015, le statut d’allié majeur non membre de l’OTAN sur proposition des Etats-Unis.

Piège autoritaire

Le coup de force du 25 juillet 2021 de Kaïs Saïed est venu modifier radicalement les règles du jeu. Au nom de la discipline républicaine, l’armée a soutenu le chef de l’Etat, également chef des armées, dans son choix de suspendre la Constitution et d’engager le pays dans un tournant autoritaire aux conséquences désastreuses. Une alliance opportuniste a dès lors vu le jour entre une armée qui aurait vu dans la concentration des pouvoirs un antidote au système instable des partis et au délitement de l’Etat et un président conscient qu’il ne peut consolider son pouvoir sans l’appui de l’appareil sécuritaire et de l’armée

Le référendum de 2022 sur une nouvelle Constitution et les élections législatives et locales de 2023, marquées par un taux d’abstention record, ont été perçus comme faisant partie du projet présidentiel de refondation de l’ordre politique. Toutefois, la donne n’est pas du tout la même avec le prochain scrutin présidentiel. Soutenir un dictateur incapable de redresser un pays à la dérive risque de délégitimer la Grande Muette en la propulsant ouvertement sur le devant de la scène, une position qu’elle a su soigneusement éviter jusque-là. En se refermant sur le pays, le piège autoritaire a mis l’armée devant un dilemme.

Cette élection présidentielle sera donc cruciale, dans la mesure où son issue marquera ou un coup d’arrêt ou une accélération de la dérive autoritaire. Ce sera aux Tunisiens d’en décider en dernier ressort, mais il reviendra à l’armée de prendre position : retrouver le rôle de garant des règles du jeu du pluralisme politique, comme en 2014 et en 2019, ou demeurer complice d’une restauration autoritaire qui aggravera une situation économique et sociale déjà très précarisée de la Tunisie.

Kamel Jendoubi est président du Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie. Ancien président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections, il a été chargé d’organiser, en octobre 2011, le premier scrutin libre en Tunisie après la chute du président Ben Ali. Il a ensuite été ministre tunisien des droits de l’homme (2015-2016).

Source: Journal Le Monde du 6/9/2024👀

 

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