Tunisie : constitutionnalisme abusif et démocratie évidée
AOC Media
Le 6 octobre, la Tunisie vivra sa troisième élection depuis la révolution de 2011. Le président sortant, Kaïs Saïed, qui avait tenté de concilier les aspirations des élites constitutionnalistes et
celles du peuple insurrectionnel, brigue un second mandat, trois ans après son « coup d’État constitutionnel ». Ce scrutin aux allures de plébiscite interroge l’avenir démocratique du pays comme sa relation avec son histoire constitutionnelle.
Sauf rebondissement inattendu, la Tunisie connaîtra dimanche 6 octobre sa troisième élection présidentielle depuis l’année révolutionnaire 2011.
Le président en exercice et candidat à sa réélection, Kaïs Saïed, est le quatrième président de plein exercice élu au suffrage universel depuis la proclamation de la République le 25 juillet 1956, le septième si on compte deux présidents par intérim (Fouad Mebazaa 2011 et Mohammed Ennaceur 2019) et un président provisoire élu par l’Assemblée nationale constituante (Moncef Marzouki, 2011-2014). Seules jusqu’ici, deux présidentielles ont donné lieu à un scrutin libre et ouvert (2014 et 2019). Les précédents présidents de plein exercice furent avocats (Habib Bourguiba, Béji Caïd Essebsi) ou militaires (Zine El Abidine Ben Ali), le président en fonction, K. Saïed, est un universitaire constitutionnaliste.
Pour des raisons historico-idéologiques que nous allons voir, plus que par sa nation ou sa république, la Tunisie politique contemporaine se définit par sa Constitution, en quelque sorte comme un État constitutionnel. Si bien que d’une certaine façon, l’accession à la présidence de la République de K. Saïed fut comme le couronnement d’un parcours : le tropisme constitutionnel trouvait comme son incarnation exemplaire dans la personne d’un constitutionnaliste !
Pourrait-on dire qu’au fond depuis le XIXe siècle, l’histoire de la Tunisie a évolué pratiquement entre les deux extrêmes d’une « idéologie constitutionnaliste », le génie et le démon de la Constitution, aboutissant à la situation actuelle que je qualifierai de « constitutionnalisme abusif » et de « démocratie évidée » ?
L’imaginaire constitutionnel tunisien
La lutte pour l’indépendance de la Tunisie se fit sous les auspices d’un retour de la Constitution (destour) de 1861 (la première du monde arabe) à laquelle les monarques tunisiens (les Beys) avaient renoncé en acceptant en 1881 la soumission du pays aux accords de Protectorat ; le premier nationalisme, dominé par les élites notabiliaires, et le second nationalisme dominé par des élites issues des classes moyennes, revendiquèrent un gouvernement constitutionnel, le constitutionnalisme – le destourianisme – devenant alors l’idéologie des mouvements nationalistes anciens (Vieux Destour à partir de 1920 avec Abdelaziz Thâalbi) et modernes (Néo-Destour à partir de 1934, avec Habib Bourguiba) et la Constitution (en fait l’idée de Constitution ?) durablement l’icône de la vie politique tunisienne (le Néo-Destour prit le nom de Parti socialiste destourien de 1964 à 1988, puis de Rassemblement constitutionnel démocratique sous Z. Ben Ali).
Mais Constitution ne signifie automatiquement ni république, ni démocratie. La Grande-Bretagne est une démocratie mais n’est pas une république et ne dispose pas de Constitution. La Chine communiste ou l’Iran des ayatollahs disposent d’une Constitution mais, au regard du mode de débat et de consultation, sont au mieux des démocraties de façade. Le régime de Bourguiba se fonda-t-il sur un coup d’État avec l’abolition du régime monarchique et la proclamation de la république ?
« En pure technique juridique, oui, mais on ne peut ignorer le contexte historique de la proclamation de la république, la qualifier de coup d’État relèverait d’un formalisme juridique excessif » : un chef charismatique pouvait tout se permettre, le meilleur (Code de statut personnel, …) et le pire (l’assassinat le 12 août 1961 à Francfort-sur-le-Main de Salah Ben Youssef, son compagnon de lutte nationaliste devenu grand opposant, pro-nassérien).
Le régime de Ben Ali avait affiché sur un billet de banque sa devise : « 7 novembre, ouverture, démocratie, État de droit », des juristes ont attesté de l’État de droit du régime de Z. Ben Ali, voire auprès de celui-ci nombre d’entre eux en furent haut conseiller (Abdelaziz Ben Dhia), ministre temporaire (Mohamed Charfi, démissionnaire) ou durables (Dali Jazi, Sadok Chaâbane, Lazhar Bouoni, Béchir Tekari, …) ou encore représentant à l’ONU pour les Droits de l’Homme (Abdelfattah Amor), avec l’appui de Constitutionnalistes français non des moindres.
Le droit constitutionnel fut sous l’autoritarisme bourguibo-benalien pour le moins d’une grande « plasticité » pour reprendre une euphémique qualification d’Éric Gobe. En 1952, le grand juriste Karl Loewenstein avait écrit : « Là où l’autoritarisme eut recours à la formule d’une Constitution ce fut seulement pour établir un cadre destiné à rendre légalement incontestable la configuration existante du pouvoir », ce jugement reste d’actualité soixante-douze ans après, ce que résume bien la qualification de « constitutionnalisme abusif » que j’emprunte à David Landau.
Cela fut-il encore le cas en Tunisie avec la Constitution de 2014 et à nouveau avec celle de 2022 ?
2019 : une transition démocratique dans l’impasse ?
Le saïédisme est initialement apparu sur la scène tunisienne en 2019 dans un ciel tant nationalement qu’internationalement troublé. Je mentionnerai la situation internationale hélas trop brièvement, puisque dans ce temps-là et les années qui ont suivi jusqu’ici la crise générale du modèle démocratique – que traduisit l’avènement de « démocraties illibérales »[1] ou de « populismes », tant en Europe qu’aux Amériques et en Asie – vint affaiblir partout et donc aussi en Tunisie l’attractivité pour les peuples et leurs élites de la démocratie (ainsi que de l’État de droit et des Droits de l’Homme corrélés à celle-là ?).
Si K. Saïed put faire sien pendant sa campagne présidentielle le slogan de l’année révolutionnaire 2011 : « Le peuple veut ! », ce fut parce que ni le premier Ministre B. Caïd Essebsi et l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (ISROR) en 2011, ni la période constituante de 2011-2014, ni la présidence B. Caïd Essebsi de 2014-2019, ne tinrent la promesse de réalisation de l’année révolutionnaire : dans chacun de ces épisodes, les élites de tout camp à la manœuvre eurent surtout pour finalité d’« achever » la révolution non pas au sens de parfaire la mise en œuvre des aspirations populaires mais de porter le coup final à l’élan incontrôlé, « anarchiste », des laissés-pour-compte du benalisme.
À la demande de justice sociale du moment insurrectionnel de décembre 2010-janvier 2011 et sa résistance tout au long de l’année 2011, les élites politiques à la manœuvre en 2011 s’accordèrent – à la vérité dans une certaine cacophonie – pour emprunter comme réponse politico-tacticienne, voire opposèrent la voie constitutionnelle. Le « temps constituant » fut dominé par les vainqueurs réguliers des législatives d’octobre 2011 et aboutit à la coalition (dite Troïka) d’Ennahdha de Rached Ghannouchi, du Congrès pour la république de Moncef Marzouki et du Front démocratique pour le travail et les libertés de Mustapha Ben Jaafar, et aux deux gouvernements dirigés successivement par les nahdhistes Hammadi Jebali (décembre 2011-mars 2013) et Ali Larayedh (mars 2013-janvier 2014).
Alors que le temps constituant s’allongeait sans fin et tandis que le coup d’État du général Sissi venait de renverser (3 juillet 2013) le président islamiste Morsy régulièrement élu en Égypte et faisait ainsi craindre une fin comparable du processus en cours en Tunisie, en « ennemis complémentaires »[2], les deux patriarches R. Ghannouchi pour Ennahdha et B. Caïd Essebsi pour Nidaa Tunès, sous le patronage politico-financier de Nabil Karoui, patron de la chaine Nessma TV, se rencontrèrent à Paris (à l’hôtel Bristol) en août 2013 et parvinrent aux « compromis collusifs » qui d’une part sauvèrent Ennahdha de la mauvaise passe dans laquelle le parti était enfoncé, et d’autre part permirent, bien loin de la pure doctrine constitutionnelle, les tractations à dividende partisan mutuel en vue de l’aboutissement de la rédaction de la Constitution de 2014.
Celle-ci fut proclamée « la meilleure constitution du monde » par M. Ben Jaafar, le président de l’Assemblée nationale populaire (ANP), alors qu’elle faisait de la Tunisie un régime parlementaire à la proportionnelle et introduisait le bicéphalisme au sommet de l’État, qui seraient sources l’une et l’autre des maux majeurs dans lesquels la Tunisie allait entrer après l’épisode du gouvernement « technocratique » de Mehdi Jomaa (janvier 2014-février 2015). Nidaa Tunes arrivé en tête des élections législatives et son chef B. Caïd Essebsi ayant gagné la présidentielle, une même mouvance occupa le sommet de l’État et favorisa – sans transgression de la lettre mais bien de l’esprit de la Constitution – une systématique pratique présidentialiste du pouvoir.
B. Caïd Essebsi crut dominer le système d’une part en nommant des chefs de gouvernement à sa seule convenance, et d’autre part en nouant une alliance gouvernementale et à l’Assemblée des représentants du Peuple (ARP) avec Ennahdha. Ce fut en fait pour sa perte : Habib Essid, le premier chef de gouvernement, en vint à tenter prudemment de s’émanciper du carcan présidentialiste et finit censuré par l’ARP, et Youssef Chahed, le second chef de gouvernement, s’émancipa lui rapidement et à la fin radicalement de la férule essebsienne en jouant du soutien d’Ennahdha à l’ANP.
La crise au sommet de l’État (et capitalement à l’intérieur de Nidaa Tunès, dirigé népotiquement par Hafedh Caïd Essesbsi) qui alla croissante montra les limites de la diarchie constitutionnelle au point que le président Essebsi, avec l’appui exprès de constitutionnalistes (Rafaa Ben Achour, …), envisagea une révision constitutionnelle pour la supprimer. B. Caïd Essebsi mourut à quelques mois de la fin de son mandat, laissant la Tunisie en pleine tourmente politique alors que le pays (et l’international) avai(en)t misé sur sa forte personnalité politique pour, à l’issue de la période constituante, mener à sa fin la consolidation de la démocratie.
De géniale, la Constitution de 2014 était devenue infernale. Durant la campagne présidentielle qui s’ouvrit, K. Saïed se fit l’apôtre d’un changement de Constitution et d’une reprise politique, non pas au 14 janvier 2011 (chute de Ben Ali et conservation de l’appareil du pouvoir par des hommes de la vieille garde bourguibo-benalienne), mais au 17 décembre 2010 (jour de la tentative de suicide de Mohamed Bouazizi à l’origine de l’insurrection populaire).
De quoi K. Saïed fut-il le nom en 2019 ?
Lorsqu’il s’engagea dans la campagne présidentielle de 2019, K. Saïed avait soixante-et-un ans. Sobre, spartiate et au phrasé rigide (il fut surnommé Robocop), le personnage qui se présentait était inconnu du grand public et inattendu par la classe politique elle-même. Il avait mené une carrière universitaire discrète sans une contribution à la science constitutionnelle qui l’eut fait remarquer ou/et sans disposer des réseaux qui lui eussent permis d’accéder au grade de professeur. S’il s’était parfois manifesté dans les médias depuis 2011, il n’avait en 2019 pas eu d’engagement politique public antérieur.
Il se lança ainsi en solo dans la bataille politique. Sans le charisme que lui eurent valu ainsi de hauts faits, il ne suscitait aucune défiance et, sans troupe ni argent, le personnage politiquement neuf plut en particulier à la jeunesse. Il esquissa plus qu’il ne développa un programme aux accents en partie iconoclastes (renversement de la pyramide des pouvoirs) qui eut pu être débattu dans une élection « normale » – à savoir hors de la crise de l’heure – mais qui fut pris au fond à la légère, comme si pareil programme n’avait aucune chance d’aboutir à son élection.
Il termina le premier tour en tête avec 18,1 % des voix devant N. Karoui avec 15,5 % (et en troisième position le nahdhiste Abdelfattah Mourou avec 12,8 %). N. Karoui étant (pour blanchiment d’argent et évasion fiscale) emprisonné au cours du premier tour de la campagne présidentielle et libéré seulement dans les derniers jours du second tour, par souci d’une certaine équité entre les candidats, K. Saïed s’abstint alors de faire campagne publique mais rafla au second tour 72,2 % des voix. Avec les candidatures de N. Karoui, K. Saïed et de la néo-benalienne Abir Moussi (sur les vingt-six en lice), la campagne présidentielle connut-elle une « tentation populiste »[3] ?
Les qualificatifs dont K. Saïed fut gratifié par la presse nationale et internationale durant la campagne et aux lendemains en dressaient un portrait très polychrome, confus, voire contradictoire : candidat « atypique », « outsider », « hyperconservateur », « anti-système », « dans le filiation kadhafiste », « populiste », « idéaliste », « Robespierre », crypto-salafiste, …
Le moins qui pouvait être dit était que, pour que sur son nom aient pu s’agréger au second tour des voix allant – sans le moindre accord préalable de K. Saïed avec qui que ce fut, donc par pur amalgame informel – de Yadh Ben Achour, ancien président de l’ISROR et l’un des rédacteurs revendiqués de la Constitution de 2014, aux islamistes d’Ennahdha et (plus radicaux) de Karama, la force du candidat vint de ce que, si relativement peu de citoyens pouvaient se retrouver en totalité dans son profil, chacun qui vota pour lui y trouva au total un élément qui lui convint. Un candidat non pas inqualifiable mais par-delà toute qualification, pas unanimiste mais attrape-tout, au fond « ni de droite ni de gauche »[4] ?
Le premier Kaïs Saïed ou une présidence par la crise (23 octobre 2019-25 juillet 2021)
Face à cette victoire de K. Saïed, la question qui se posait était très différente de celle à laquelle fut confronté B. Caïd Essebsi qui, ayant gagné la présidentielle et son parti la première place aux législatives, pouvait espérer a priori bénéficier d’une relative ductibilité parlementaire à l’action présidentielle. Aucun parti n’ayant concouru aux législatives du 6 octobre 2019 sous les couleurs saïediennes, sur les cent-quatre-vingt-trois sièges de l’ARP, Ennahdha en obtint cinquante-deux, El Karama vingt-et-un et Qalb Tunès (de N. Karoui) trente-huit, ce qui permit leur improbable coalition majoritaire à l’ARP et en particulier l’élection de R. Ghannouchi à sa présidence (en faisant le second personnage de l’État) et d’ouvrir immédiatement les hostilités avec la présidence de la république.
Saïed avait été certes choisi au premier tour présidentiel sur un programme de rupture que, dans un régime parlementaire échappant en fait à son contrôle et l’état de la Constitution de 2014 voulant que le président préside et le chef de gouvernement gouverne, il lui faudrait remettre à plus tard.
La formation de son cabinet présidentiel fut une première occasion de donner à voir les marques du saïedisme au pouvoir : il nomma initialement à sa direction un diplomate jusqu’alors ambassadeur en Iran, on vit dans ce choix l’influence de son frère – lui aussi constitutionnaliste – Naoufel Saïed, proche intellectuellement de la « théologie de la libération » shiite d’Ali Shariati (1933-1977), mais en même temps il s’associait des juristes classiques (formées à l’école de Rafaâ Ben Achour), ne témoignant aucunement par cet environnement de l’antiélitisme considéré comme caractéristique du « populisme ». Et à partir de là, avec les moyens limités que lui reconnaissait la Constitution (dans les domaines « partagés » des affaires étrangères et l’armée), il s’engagea dans ce qui d’octobre 2019 à juillet 202, serait un bras de fer permanent avec l’ANR et singulièrement R. Ghannouchi.
Sous le quinquennat Essebsi, le pays avait connu deux chefs de gouvernements. Dans cette première partie de son mandat, K. Saïed nommerait trois chefs de gouvernement. Habib Jemli fut le premier nominé, proposé constitutionnellement par Ennahdha, en tant que parti arrivé en tête aux législatives.
Tandis que H. Jemli peinait à constituer l’équipe gouvernementale, jusqu’alors assez discret publiquement, K. Saïed se rendit le 17 décembre 2019 à Sidi Bouzid, la ville de la tentative de suicide de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010 au départ consécutif de l’insurrection populaire 2010-2011 ; il se livra à un discours très politique, affirmant que « les institutions politiques complotent […] Vous êtes libres et vous ne vous laisserez pas faire par ces manœuvres qui se tissent chaque jour par des parties nommément connues » et déclarant illégale la promulgation de la Constitution de 2014. Rappel sans frais à un moment opportun, qui lui donnait l’occasion de dire qu’il n’abandonnait pas son programme présidentiel et son soutien au peuple tandis que le microcosme politique s’épuisait à ses jeux stériles ? L’équipe gouvernementale de H. Jemli n’obtint pas le 10 janvier 2020 la majorité nécessaire à l’ANR, par défaut du troisième membre de la Troïka parlementaire, Qalb Tunès.
Se retrouvant désormais constitutionnellement en état de proposer lui-même le nom d’une autre personnalité, K Saied choisit Elyes Fakhfakh. Celui-ci avait réalisé un score très faible à la présidentielle sous l’étiquette d’Ettakatol, parti de M. Ben Jaafar, qui n’avait obtenu aucun représentant à l’ANR. Au terme d’une longue bataille qui vit R. Ghannouchi tenter de plier le bras de Fakhfakh et d’obtenir, outre la participation de nahdhistes, en vain celle de Qalb Tunès, le gouvernement Fakhfakh reçut la confiance de l’ANR le 20 février 2020. S’immisçant aussitôt dans la vie du pays, la covid-19 obéra son action et une affaire de conflit d’intérêt impliqua E. Fakhfakh au point de l’amener à démissionner le 25 juillet 2020.
Saïed choisit alors comme successeur à Fakhfakh une de ses créatures, Hichem Méchichi: après l’avoir intégré à son cabinet présidentiel, il l’avait fait rapidement nommer ministre de l’intérieur dans le gouvernement Fakhfakh. Il procédait ainsi comme B. Caïed Essebsi avec Youssef Chahed et avec le même sort diarchique. L’homme lige de K. Saïed en effet s’émancipa rapidement et se mit dans la main parlementariste de R. Ghannouchi. On entra alors dans ce que je nommerai « l’année des longs couteaux » : 25 juillet 2020-25 juillet 2021.
Le chef de gouvernement participa au bras de fer permanent entre les deux présidents, s’y abîma et le pays avec eux. R. Ghannouchi tenta en effet plusieurs coups de force pour soumettre, voire écarter, le président de la république, qui tous échouèrent. Aux limites de son pouvoir et très contesté par les oppositions et quelques constitutionnalistes, le président de la république s’opposa aux remaniements du gouvernement Méchichi motivés exclusivement par l’anti-saïedisme mais approuvés par l’ANR et – méditant sans doute l’expérience égyptienne et à toutes fins utiles, préventivement ? – s’autoproclama le 18 avril 2021 « commandant en chef des forces armées, toutes les forces armées », forces de police incluses.
La marche de la covid-19 – aussi irrépressible qu’insuffisamment gérée tant au niveau de la présidence qu’au niveau du gouvernement – et le spectacle déplorable donné par les représentants et leurs chefs dans l’hémicycle parlementaire furent, avec les mois passant et à l’approche de la commémoration de la proclamation de la République (25 juillet 1956), la source d’un grand désarroi de l’opinion publique et de l’expression notamment médiatique d’une attente – mal définie et parfois adressée directement à K. Saïed – de changement politique radical, voire de passage à une IIIe République, pour que le pays ne s’effondre pas.
Le 2e Kaïs Saïed ou la marche forcée à une monocratie illibérale (25 juillet 2021- …)
En guise de commémoration de l’avènement de la république, on assista le 25 juillet 2021 dans les rues du pays à d’imposantes manifestations qui, ici ou là, dégénérèrent en émeutes. Était-on à la veille d’une insurrection comparable à celle de décembre 2010-janvier 2011 ?
La veille, le président en visite dans le Djérid avait été frappé par la situation sanitaire et plus tard, il dirait que cet état avait été à l’origine de sa décision du 25 juillet. On peut faire l’hypothèse qu’au soir du 25 juillet 2021, il fut impressionné par la déferlante populaire et qu’en fin tacticien et pour ne pas risquer d’être à son tour submergé par une extension incontrôlable de l’insurrection, il se décida à en prendre à sa façon la tête !
Sur sa page officielle du réseau social Facebook, dans la nuit du 25 au 26 juillet, K. Saïed transmit une réunion du président avec les hauts cadres de l’armée et de la sécurité intérieure, qu’il clôturait en proclamant, sur la base de l’article 80 de la Constitution, l’instauration de l’état d’exception motivée par un « péril imminent menaçant les institutions de la nation et la sécurité et l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ».
Il annonçait le gel des activités de l’ARP pour trente jours, démettait de ses fonctions le chef du gouvernement, s’emparait de la totalité du pouvoir exécutif qu’il exercerait désormais « avec l’aide du gouvernement » en place dont il désignerait le nouveau chef ; et levait immédiatement l’immunité parlementaire des députés. Dans la nuit du 23 au 24 août 2021, un décret présidentiel prolongerait « les mesures d’exception concernant le gel des activités du Parlement ainsi que la levée de l’immunité de tous les députés, et ce jusqu’à nouvel ordre » …
Coup d’humeur, coup d’éclat, coup de poker, coup de force simple, voire « constitutionnel » (comme Z Ben Ali en 1987), coup d’État ? L’annonce des mesures d’exception provoqua une liesse populaire transcendant les appartenances sociales et les sensibilités idéologiques.
À l’issue de son allocution, K. Saïed se joignit à la foule dans les rues de Tunis. Selon un sondage d’Emrhod Consulting, 87 % des Tunisiens approuvaient les décisions présidentielles. Si la rue semblait bien témoigner d’un rapport de force favorable à K. Saïed, « blanchissait »-elle pour autant tout constitutionnellement ?
On peut ici citer la réaction du journaliste Ridha Kéfi : parlant de « coup d’État toujours détestable, regrettable voire condamnable » mais en l’occurrence « salutaire », il affirmait que « ceux qui aujourd’hui font la fine bouche, pinaillent sur la signification d’une virgule ou d’un point dans le texte d’une Constitution, oublient que celle-ci ne donne pas à manger aux pauvres, n’améliore pas le pouvoir d’achat des classes moyennes paupérisées, ne rembourse pas les dettes qui s’accumulent d’un pays au bord de la cessation de paiement et surtout ne fait pas rêver les jeunes qui émigrent sous d’autres cieux ».
L’invocation de l’article 80 était légitime pour la prise de mesures d’exception, sûrement pas pour cause d’un « péril imminent » qui n’était pas défini par K. Saïed. Mais surtout cet article 80 n’était pas intégralement respecté, la consultation préalable du Conseil constitutionnel, du chef de gouvernement et du président de l’ARP n’ayant pas eu lieu (le premier par inexistence), et le maintien en fonction de l’ARP étant clairement stipulé dans la Constitution de 2014. Il s’agissait de mesures constitutionnellement abusives et au total d’un vrai « coup d’État » avec l’appui de l’armée qui, immédiatement, fut amenée à interdire tout accès à l’ARP.
Un coup d’État pour quoi faire ? Appliquer l’esquisse de programme de la campagne présidentielle ? Celui-ci avait été approuvé par 18,1 % du peuple votant au premier tour, sûrement pas aussi explicitement par les 72,2 % de l’électorat bigarré du second tour ? Mais, dépositaire de l’onction universelle, K. Saïed défendait l’idée d’une légitimité supérieure par rapport à celle de tous les autres élus, feignant d’ignorer que les modes d’élections différents correspondent à des prérogatives et des champs constitutionnels distincts, et non juridiquement inférieurs ou supérieurs les uns aux autres (un député ne représentant pas en droit sa circonscription mais la nation tout entière au Parlement). Par abus ou brouillant tout du fait du coup de force du 25 juillet 2021, il proposerait donc, comme si elle avait valeur de programme de gouvernement, la réforme des institutions présentée non aux législatives mais à la présidentielle : le renversement de la pyramide des pouvoirs, une nouvelle Constitution et la IIIe république.
Parallèlement à l’influence de son frère Naouel et dans une sorte d’étanchéité idéologique, il avait noué une amitié avec « Ridha Lénine », surnom de Ridha Chiheb Mekki. Ex-inspecteur de l’enseignement secondaire, celui-ci avait été proche du parti de l’extrême gauche Al Watad de Chokri Belaïd (avocat, député, assassiné le 6 février 2013). « Ridha Lénine » avait inculqué à K. Saïed les idées conseillistes inspirées de la Commune de Paris et reprises tout aussi éphémèrement par différentes révolutions (de Weimar à Budapest). « La démocratie des conseils » avait eu pour projet la reconstruction politique de la société à partir du bas et d’une manière subsidiariste jusqu’en haut, un contrôle permanent du haut par le bas, une déprofessionnalisation de la vie politique, un antiparlementarisme dans sa version libérale pluripartisane, …
Était-ce là la réponse – intellectuelle, idéologique ? – attendue par « le peuple », y a-t-il compatibilité entre la mise en place conseilliste d’un processus de dépérissement de l’appareil d’État et l’entreprise de reconstruction constitutionnaliste de l’État de Saïed ? Le conseillisme saïédien fut-il un choix à la carte, un bricolage instrumental, moyen et pas fin ?
Saïed chargea de la direction d’un comité de préparation de la nouvelle constitution Sadok Belaïd, un constitutionnaliste respecté et connu pour avoir professé des idées de « démocratie participative ». Le projet que, au nom de la commission, celui-ci lui remit fut écarté d’un revers de main et de façon humiliante pour le vieux doyen : K. Saïed sortit son propre projet qu’il soumit à référendum. Ce fut la constitution de 2022, hyper présidentialiste, bicamérale et entièrement à la main du président, l’illustration dans sa fabrication et dans son contenu d’un monocratisme?
« Le peuple », l’ensemble des citoyens furent « consultés » à plusieurs reprises, la participation fut chaque fois réduite : 6 % de participation pour la consultation électronique sur la constitution ; référendum constitutionnel du 25 juillet 2022 approuvé à 94,6 % mais par 30,6 % du corps électoral des inscrits officiels ; 11,2 % de participation (contre 41,7 % en 2019) aux élections à l’ARP des 17 décembre 2022 (premier tour) et du 29 janvier 2023 (second tour). K. Saïed ne conclut pas à un désaveu du peuple au regard des scores de 2019 : 72,2 % en sa faveur et une participation de 57,8 %.
Mais qu’entendait Saïed par « peuple » dans « Le peuple veut ! » ? Le peuple hic et nunc, un peuple substantiel, voire ontologique, le peuple ethnique du nationalisme[5], le peuple insurrectionnel de décembre 2020-janvier 2011, ou celui des rues du 25 juillet 2021 ? Était-on plus proche du peuple du « populisme de gauche » des Ernest Laclau et Chantal Mouffe, un peuple pas encore là, à inventer agonistiquement? Quand il disait peuple, K. Saïed pensait-il au peuple qui viendra de ses révolutions institutionnelles, au risque de décevoir le peuple souffrant et impatient du quotidien, celui qui avait scandé le premier slogan populaire de 2010-2011 : Khobs, Ma, Ben Ali la ! (du pain, de l’eau, Ben Ali pas !) ?
Au lendemain du 25 juillet 2021, K. Saïed s’efforçait de rassurer au national et à l’international en proclamant publiquement que les libertés fondamentales seraient respectées. Elles ne le seraient pas.
Avec les mois et les années, on assisterait à un « détricotage » systématique des institutions de l’État : Conseil supérieur de la magistrature (19 février 2022), Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE, 21 avril 2022), Code électoral (1er juin 2022), … et à une « dé-démocratisation »[6]. Dans un entretien du 26 décembre 202, « Ridha Lénine » avait proclamé : « L’ère des systèmes partisans est révolue ». La société politique serait muselée, décapitée.
D’abord, bête noire de K. Saied, Ennahdha a fait l’objet d’une tentative d’éradication (emprisonnement, résidence surveillée, …) de ses cadres : R. Ghannouchi, Jebali Hamadi, Ali Laarayedh, Noureddine Bhiri, Abdelkarim Harouni, … ; et ce jusqu’à ces derniers jours où a été ouverte la campagne présidentielle (entre le 11 et le 14 septembre 2024, arrestation d’une centaine de nahdhistes).
K. Saïed s’attaqua parallèlement aux autres partis politiques, les accusa de complot contre la sûreté de l’État et emprisonna nombre de personnalités et non des moindres : des dix-sept personnalités initialement (11 février 2023) accusées, huit furent arrêtées entre le 11 février 2023 et le 25 février 2023, six demeurent incarcérées à ce jour (Khayam Turki, Abdelhamid Jlassi, Jaouher Ben Mbarek, Ridha Belhaj, Ghazi Chaouachi et Issam Chebbi), sans que les moindres preuves d’infraction fussent fournies par une justice désormais aux ordres. Auxquelles ajouter (entre autres) Abir Moussi, la présidente du PDL et concurrente potentielle crédible à la prochaine présidentielle (arrêtée le 3 octobre 2023), et des personnalités de la société civile comme la journaliste Chadha Hadj Mbarek (détenue depuis octobre 2021) ou Sihem Bensedrine, la militante des droits de l’homme et ancienne présidente de l’Instance vérité et dignité (incarcérée le 1er août 2024).
La Constitution de 2022 stipule dans son article 87 que « la fonction exécutive est exercée par le Président de la République assisté d’un Gouvernement présidé par un Chef du Gouvernement ». K. Saïed formerait depuis juillet 2021 trois gouvernements et nommerait à leur tête successivement Najla Bouden (première femme à ce poste), Ahmed Hachani et Kamel Madouri, tous simples coordinateurs d’équipe et exécuteur des ordres présidentiels ? Les deux premiers furent congédiés brutalement sans explication, respectivement le 1er août 2023 et le 7 août 2024. S’agissant d’A. Hachani, l’hypothèse formulée à son éviction est qu’elle visait, à l’attention de l’opinion publique, à exonérer le président des mauvaises performances économiques de l’exécutif, et lui permettre de se présenter à la prochaine présidentielle en « chevalier blanc », débarrassé des conseillers plombant son action « juste » …
Faut-il ajouter qu’à l’international, le président K. Saïed – qui a vu son pays devenir un pays de transit de l’émigration sub-saharienne vers l’Europe et qui tint à l’égard de ces migrants des propos xénophobes – a été instauré, moyennant finances utiles, partenaire fiable et nécessaire de l’union européenne pour la contenir ?
Au total, après la pratique d’un « constitutionnalisme abusif », est-on parvenu à une « démocratie évidée » (Annie Collovald) ?
Octobre 2024, de la consolidation immédiate de la monocratie et des ressources de la « distinction tunisienne »…
La fin du premier mandat présidentiel de K. Saïed approche. Un temps, l’opinion publique et la société politique doutèrent non pas de la candidature de K. Saïed à sa succession, mais de la tenue même de cette élection, celui-là s’étant auto prorogé président alors qu’il avait abrogé la Constitution suivant laquelle il avait été élu et alors que, selon certains constitutionnalistes, il eut dû soumettre à réélection son mandat.
La prochaine élection a été fixée au 6 octobre 2024. Les candidats affluèrent immédiatement (cent-huit fin juillet), K. Saïed introduisit des conditions draconiennes pour la possibilité de déposer avec succès une candidature. Sur les dix-sept candidatures qui y parvinrent devant l’ISIE (l’amiral Kamel Akrout ayant renoncé au dernier moment), trois furent retenues : celles de Zouhair Maghzaoui (ancien député, panarabiste, favorable au 25 juillet 2021), Ayachi Zammel (industriel, ancien député, chef d’un micro-parti libéral), et K. Saïed. A. Zammel ayant été condamné à vingt mois de prison pour des accusations de « falsifications de parrainages » pour sa candidature, seuls deux candidats resteraient en lice. On comprend qu’un second tour n’ait pas été prévu. Le pays ferait alors un grand pas en arrière : à l’élection de Z. Ben Ali de 1999, soit avant les ouvertures limitées et contrôlées à la présidentielle de 2004 et 2009.
« À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire » (Corneille), certes, mais en l’occurrence on garde le pouvoir. Au soir du 6 octobre 2024, le score de K. Saïed sera moins important que le taux réel de participation, sa recevabilité, voire son acceptabilité (par qui ???).
Que conclure provisoirement ? L’histoire politique de la Tunisie contemporaine est désormais marquée par un double imaginaire libérateur : réformiste et élitiste, l’imaginaire constitutionnel ; populaire, acéphale, informel, protéiforme et ubiquitaire, l’imaginaire insurrectionnel de 2010-2011. K. Saïed a voulu faire de l’en-même-temps, mais au risque de mécontenter à terme (quand ?) et les élites réformistes (il est arrivé à diviser en camps adverses les constitutionnalistes), et les classes « populaires ».
Des élections gagnées ne sont pas une assurance-vie : réélu par 89,6 % des voix le 25 octobre 2009, Z. Ben Ali fut renversé par la rue moins de quinze mois plus tard ! En 2011, l’armée du général Rachid Ammar, prenant sa place mais rien que sa place, sut accompagner au moment décisif le mouvement populaire de 2011 en laissant alors et ensuite au politique la gestion du pays. Kamel Jendoubi, l’ancien président de la première ISIE et ancien ministre des droits de l’homme du président Esssebsi, intitulait un de ses articles récents : « La présidentielle tunisienne, test majeur pour l’armée », demandant si celle-ci demeurerait « complice d’une restauration autoritaire qui aggravera une situation économique et sociale déjà très précarisée de la Tunisie ».
L’intuition saïedienne d’une souhaitable reconstruction du pays par le bas pourrait-elle prendre d’autres voies – par exemple, outre « participative » (doyen Belaïd ?), « délibérative » (J. Habermas), « continue » (D. Rousseau), … ? – que celle artificielle ? confiscatoire ? … – imposée d’en haut par K. Saïed ? Et quel programme pour un second mandat ?
« Il est grand temps de bâtir une économie nationale prospère, de reconstruire les institutions et les établissements publics, de mettre en place de nouvelles législations qui permettront à l’État de reprendre son rôle social » proclame son manifeste électoral (19 septembre 2024). N’est-il pas effectivement « grand temps » au terme de trois ans de monocratie, soit d’un gouvernement dans lequel « tous les mécanismes constitutionnels sont destinés à servir l’idéologie des hommes qui détiennent le pouvoir », trois ans de pleins pouvoirs ?
Aucun avenir n’est écrit d’avance : « chaque coup joué en situation peut modifier les perceptions des acteurs et, partant, l’espace des possibles »[7], ce qui est bien sûr valable s’agissant autant de K. Saïed, personnage à la fois complexe et obstiné, que pour les autres acteurs de la scène politique tunisienne. Qui eut imaginé le 14 janvier 2011 la chute de Ben Ali et le lancement des Printemps arabes ? Peu auparavant quelques-uns des meilleurs observateurs de la scène arabe s’interrogeaient sur une « consolidation autoritaire ».
Si l’idée de « justice sociale » remonte à l’aurore des civilisations (la Maât de la haute Egypte pharaonique, …), celle de démocratie est tardive, elle a connu immédiatement et durablement des limites à son universalité (pratiques de l’esclavage, de la colonisation, régime censitaire, …) et en Occident même ses crises, voire ses éclipses. La « distinction tunisienne » de 2011 est aujourd’hui en berne, mais a-t-elle dit son dernier mot ? « L’histoire continue »[8].